RENCONTRE

Mon premier voyage depuis bien longtemps. Certainement pas le dernier... Voyage vers les chemins de l'oubli. La tentative d'oubli. Changer d'air. J'avais ainsi quitté Paris, son été gris et mouillé, pour un coin de chaleur où je n'étais encore jamais allé. Rêve de désert et d'oasis, rêves de dunes et de dromadaires. Rêve d'autre chose... Et puis j'avais atterri dans le sud de la Tunisie, au bord du sable et de la mer, là où les gens ont la peau burinée et le coeur en sourire, là ou les palmiers abriteraient mon chagrin le temps de quelques jours. Là où je pourrai détourner le flot de mes pensées, de mes questions sans réponse. Oasis de douceur, de chaleur, de volupté. Y croyais-je vraiment? Non, sans doute. Il me faudrait bien plus que cela... Enfin, il me fallait essayer. Faire un premier pas...

L'endroit n'était pas très beau, les paysages arides, pourtant il se dégageait du lieu une puissance presque palpable. Le vent était chaud, si chaud... Ses caresses sur les collines me parvenaient avec à la fois douceur et force, et le parfum de ce sable, âcre, dont les grains parfois crissaient sous mes dents, était presque envoûtant.

Etait-ce la chaleur, était-ce la fatigue, je marchais d'un pas lent, obliquant d'ombre en ombre sous les arbres brûlants des trottoirs jaunes de ce sable poussière. Tout aussi lentement, quelques gouttes de sueur se relayaient pour cheminer vers le bas sur mon front, ou le long de mon dos. Ecrasé par le poids du soleil, le boulet de mes souvenirs accroché à ma cheville, j'avançais malgré tout, doublé parfois par la cariole aux sabots clapotants d'un âne tout pelé. Sentiment de solitude, d'extrême solitude. De perte. Perte de temps, perte de moi dans le but cependant paradoxal de me "retrouver"... Perte de mes repères aussi, mais c'était un peu le but. Perdu pour perdu...

C'était comme un chemin de croix. Un chemin à me flageller des rayons du soleil. Un beau chemin cependant, fait de découvertes, de sensations nouvelles, de lumière. Un détour à ma vie en empruntant des sentiers inconnus auparavant. Des chemins de traverse hors du grand axe de ma vie, suivis en d'autres temps pour les mêmes raisons : la fuite.

Fuite, ou course effrénée pour aller de l'avant et m'éloigner de mes ombres vers ce soleil des contrées inconnues au symbole d'espoir? Envie de me perdre. Envie de me retrouver. Me plonger dans le bleu de la mer, dans le jaune du désert... Me plonger dans d'autres sentiments. Sentir le sable, sentir les fleurs sauvages qui y poussent par le miracle de la vie. Sentir la vie. Aller vers elle. Encore. Toujours.

Alors j'ai cheminé, au bord des routes brûlantes, le regard perdu aussi à l'horizon tremblant des mirages de chaleur. J'ai marché, ivre et titubant de mémoire, à embrasser de nouvelles images en mon âme triste et déçue. Empiler d'autres images sur celles que mon coeur faisait ressurgir à chaque instant et tenter de les enfouir au plus profond de moi. Les yeux éperdus de lumière et d'espace, je scrutais la moindre pierre qui aurait pu me montrer le chemin. La piste à suivre... Mais à trop rechercher, on ne voit plus. Tout n'était que cailloux concassés jetés au hasard de la création sur ce sol aride. Pierres sèches et disséminées, comme une vaste ruine à perte de vue... J'avais parfois l'impression d'être sur une planète inhabitée, sur Mars ou quelque-part au fond de l'univers. Loin, si loin. Parfois une maison, isolée dans la plaine me rappelait que la vie persistait, malgré tout, n'importe où... même aux endroits les plus inhospitaliers... Pierre parmi les pierres.. Absurde. Une mobylette surgie de nulle-part passait à l'horizon, improbable, sans se soucier de ma présence... Impression d'être le spectateur endormi d'un rêve étrange... ou bien un mirage moi même... Mobylette et son nuage de poussière allant quelque-part, sans doute... au loin là-bas, où il ne me semblait pourtant rien y avoir... sinon des dunes.

Mais, telle la vie, les dunes cachent parfois des secrets qui ne se peuvent révéler à l'oeil inaverti. Il faut apprendre à regarder, et ouvrir grand les yeux quand le destin reflète ses choix. C'est ainsi que dans un plat vallon, en contrebas de la route, une trouée surprenante me fît découvrir en me penchant à son bord, la cour d'une étrange maison, avec ses pièces, sa cuisine, ses chambres creusées de part et d'autre... et quelques enfants courants où s'affairant au ménage. Une maison enfouie dans la terre... sorte de terrier humain à ciel ouvert... habitat troglodyte perdu en plein désert. Une surprise. Un autre mirage peut-être...

Au milieu du "trou" de la cour, une femme leva la tête vers moi et me fît un sourire, apparemment nullement surprise de ma présence... et, d'un geste de la main, m'invita à contourner la dune afin d'entrer dans sa surprenante demeure, ce que je fis sans tarder, curieux de cette rencontre, et heureux aussi d'enfin trouver un peu d'ombre dans ce lieu inespéré.

"Salam salam!..." La main sur le coeur et le sourire aux lèvres, elle m'accueillit, passager du désert, perdu sous le soleil. Tradition Berbère sans doute, mais douce lumière d'un sourire dans l'ombre apaisante de cette antre fraîche creusée sous le sol. Ses mots, je ne les comprenais pas. Elle ne semblait pas comprendre non-plus mon langage, alors les sourires ont parlé. Le langage du coeur. Il n'y avait finalement nul besoin d'autre langage que celui-ci... Au hasard d'un désert infini, perdu dans le silence au royaume du vent des sables, se chuchotait une paisible prière, sans nul mot, sans nul prix... Juste un don de soi par le regard et le geste, un partage... en sourire.

Le thé à la menthe était délicieux, âpre et sucré... empreint de toute la force du désert. Quelques bouts de pain trempés dans de l'huile à regarder ces doux visages, éclairés des murs blancs éclatants de soleil... et puis je pris congé pour me replonger dans la fournaise au dehors... Un bien magique moment avec une étrange hôte, silhouette immobile sur le pas de sa porte, surmontée d'une main de Fatma, et qui, d'un doux geste de la sienne, me souhaitait bonne route sur ma route au soleil... me souhaitait bon vent au vent des sables de ma vie... me souhaitait comme de la paix sur mon chemin devant... là où je me devais d'avancer... sans trop me retourner.

Voilà. C'était une jolie rencontre, presque iréelle, mais douce à ma mémoire. Il faut parfois aller bien loin pour, au détour d'une route, découvrir le silence du coeur. La paix. Le sucre d'un thé comme la douceur des espoirs. Le réconfort. L'oubli, je ne l'ai pas trouvé. Le chagrin est resté. J'ai juste fait un détour, le temps de boire un thé...

(Tunisie, Septembre 2007)